Urbanisme

La métropole dans tous ses états

Le temps des villes et des territoiresdossier
Pour sa troisième édition, le séminaire de la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) s’est penché sur l’avenir de la métropole, en pleine «crise existentielle» face aux défis – démocratiques, sociaux, environnementaux – qui s’accumulent.
par Eve Szeftel
publié le 2 septembre 2021 à 15h30
(mis à jour le 11 mars 2022 à 15h34)

Dans Alice et le maire de Nicolas Pariser, une jeune philosophe (Anaïs Demoustier) embauchée pour fournir des idées à un édile en panne sèche (Fabrice Luchini) lui donne un précieux conseil : faire preuve de modestie. Sous son influence, ce maire socialiste enterre un projet mégalo intitulé «Lyon 2500» qui veut faire de la capitale des Gaules une métropole dominante dans la compétition mondiale. Concocté par le service communication, avec l’aide d’un consultant bien en cour, le projet convoquait le lexique de l’attractivité, de l’innovation et de la croissance, laissant dubitatif le panel de «citoyens» réunis pour donner leur avis…

Ce film profond et subtil, qui date de 2019, semble anticiper le tournant que sont en train de prendre les métropoles, confrontées à de multiples crises – démocratique, sanitaire, sociale et environnementale – qui les obligent à renouveler leurs modes d’action, à commencer par leurs relations avec les «autres».

De l’attractivité à l’hospitalité

«La métropole et les autres», c’est d’ailleurs le thème choisi par «Popsu» (1) pour sa troisième édition qui s’est déroulée du 30 au 31 août dans la saline royale d’Arc-et-Senans, dans le Doubs. Réunissant chercheurs en urbanisme et élus ou cadres issus de quinze métropoles françaises, le séminaire de la plateforme – lui-même émanation de l’agence interministérielle Puca (Plan urbanisme construction architecture) –, s’inscrivait dans le prolongement du colloque qui a eu lieu fin janvier à l’Assemblée nationale sur le thème «Pour des métropoles résilientes : métropoles en transition cherchent trajectoires territoriales».

Premier constat : le lexique a changé, justement. Exit «l’attractivité», bienvenue à «l’hospitalité» et à la «complémentarité territoriale». En témoignent les intitulés des délégations métropolitaines issues des élections de 2020, marquées par une «vague verte» qui a vu Bordeaux, Lyon, Strasbourg, Poitiers et Besançon tomber dans l’escarcelle d’Europe Ecologie-les Verts. « On constate une baisse de la fréquence du terme attractivité au profit de l’accueil, du rayonnement, des complémentarités et solidarités interterritoriales», soulignent les chercheuses Cécile Altaber et Mathilde Marchand. Et la rhétorique n’est pas seule en jeu, avec le passage d’une «politique de grands projets à une politique du quotidien, où l’on se préoccupe du caractère vivable de ces territoires métropolitains».

De fait, plusieurs grands projets urbains ont été arrêtés l’an passé, comme la skyline de la Part-Dieu à Lyon, sans doute parce qu’ils «participaient d’un imaginaire daté», avance Marie-Christine Jaillet, la responsable scientifique du programme Popsu Métropoles. La crise sanitaire est passée par là, et «l’heure est désormais à une attention portée à la qualité du cadre de vie et de travail», l’enjeu pour les métropoles étant de devenir «pleinement habitables, c’est-à-dire habitables par toutes les strates sociales» pour la directrice de recherche au CNRS.

Pour autant, cette transition ne va pas sans tension avec ces «autres» que la métropole se fait un devoir d’accueillir, à commencer par ces «territoires voisins» – un terme désormais préféré à celui, connoté négativement, de «couronne périurbaine» – qui peuvent être dans son giron sans forcément partager sa vision, comme l’a montré la crise des gilets jaunes de 2018-2019. «Comment concilier développement de la construction, qualité du cadre de vie, tout en satisfaisant aux dispositions de la loi climat et résilience ?» s’est interrogée la quarantaine de membres du séminaire à la suite de Marie-Christine Jaillet. Publiée fin août au JO, la nouvelle loi prescrit de diviser par deux le rythme d’artificialisation des sols d’ici à 2030 et vise le zéro artificialisation nette (ZAN) à l’horizon 2050. Ajoutée aux «zones à faibles émissions» (ZFE) mises en place dans les grandes villes pour bannir les voitures polluantes, cette nouvelle exigence augure de nouvelles tensions entre ceux qui sont préoccupés de la «fin du mois» et ceux qui sont obsédés par la «fin du monde».

«La ZAN ne va pas aider à pacifier les relations entre les métropoles et leurs territoires voisins, c’est certain», juge Eric Charmes, directeur de recherche à l’ENTPE (Ecole de l’aménagement durable des territoires). La lutte contre l’étalement urbain est vue comme une contrainte imposée par la Métropole. Il faut sortir de l’idéologie descendante et moralisatrice sous-jacente à cette question et développer une approche plus coopérative», estime le chercheur, qui vient de publier un cahier Popsu, en partenariat avec les éditions Autrement, Métropole et éloignement résidentiel. Vivre dans le périurbain lyonnais. Nicolas Mayer-Rossignol, le président PS de la métropole Rouen-Normandie – 71 communes dont 45 de moins de 4 500 habitants – reconnaît qu’il sera «plus difficile d’imposer le ZAN à ces 45 petites communes».

Périphéries

«Lors du débat d’orientation budgétaire, les élus écologistes ont rejeté largement le terme d’attractivité, ont critiqué la métropole “prédatrice”», témoigne Hélène Clot, responsable de la mission stratégie et innovation publique à Grenoble-Alpes Métropole. Mais «l’hospitalité» promue à la place ne fait pas toujours bon ménage avec l’environnement : «ceux qui habitent dans les ZFE ont une qualité de vie mais compliquent beaucoup la vie des habitants des territoires voisins qui en subissent les contraintes», ajoute la responsable. Attention à «l’hospitalité sélective» qui consisterait à accueillir à bras ouverts les migrants mais à rejeter les habitants de la périphérie, a mis en garde Hélène Peskine, membre du conseil stratégique de Popsu. «Hospitalité ou malthusianisme ?» s’est interrogé de son côté son président, Jean-Marc Offner, également directeur général de l’Agence d’urbanisme Bordeaux-Aquitaine tandis que l’urbaniste Martin Vanier s’agace de ce concept d’hospitalité qui fleure bon la «rédemption» : «Pourquoi ne pas parler de justice sociale ?»

A Lyon, la ZFE est déjà en place pour les poids-lourds et utilitaires depuis janvier; elle sera renforcée en 2022 pour les véhicules particuliers Crit’Air 5 avant d’être progressivement étendue aux vignettes Crit’Air 4, 3 et 2 entre 2023 et 2026. Ainsi, dans cinq ans, près de trois quarts des voitures utilisées à ce jour ne pourront plus être admises dans la ZFE. Soucieux de désamorcer les critiques sur cette mesure, le président Europe Ecologie-les Verts de la métropole, Bruno Bernard, a annoncé le 3 septembre l’ouverture d’une «grande concertation», prévue jusqu’au 5 février 2022. « Racheter un véhicule n’est pas à la portée de tous dans une période où le gaz augmente, l’inflation repart », a confié à Libération Philippe Cochet, maire LR de Caluire-et-Cuire et conseiller métropolitain. « Ce que je redoute, c’est de voir émerger une nouvelle version du mouvement des gilets jaunes.»

Mais l’annonce de cette consultation n’a pas suffi à calmer la fronde des élus du centre et de la droite, qui ont publié mi-septembre dans le Journal du dimanche une tribune assassine contre le nouvel exécutif métropolitain, accusé de « mépris ». Présentée comme « l’avant-garde de la métropolisation », la Métropole de Lyon « se révèle être un colosse aux pieds d’argile, une entité désincarnée sans lien avec les territoires qui la composent, oubliant son histoire et son contrat originel », ont alerté ces maires et élus métropolitains issus des 59 communes du Grand Lyon. La liste de leurs griefs est longue : «zone à faibles émissions qui risque de devenir une zone à forte exclusion tant elle se construit à rebours de tout principe de justice sociale »; « mise en place à marche forcée d’une régie de l’eau avec un vrai risque d’augmentation des tarifs pour les usagers »; révision du Plan local d’urbanisme « qui risque de limiter le développement économique »; « abandon des projets de nouveaux métros pour imposer la construction de téléphériques refusés par les territoires concernés ». A cela s’ajoutent « les coups portés aux communes pour leur retirer des capacités financières », de la baisse des budgets de voirie de proximité au rejet pur et simple des « projets portés par les maires sur leurs communes dans la programmation pluriannuelle d’investissements métropolitains ».

Dans cette critique au vitriol s’entend « une petite musique municipaliste », un « localisme exacerbé » de la part de maires qui refusent de se voir déposséder de leur pouvoir, souligne Jean-Marc Offner. D’un autre côté, « les élus écologistes ne semblent pas pour le moment vouloir se lancer dans des pratiques de négociation, au nom d’un refus des compromis face à l’urgence climatique », ajoute l’auteur d’Anachronismes urbains (Presses de Sciences-Po), un livre essentiel sur la nouvelle question urbaine.

«On voit poindre un nouveau procès pour ces métropoles, accusées de malthusianisme et d’égoïsme territorial. Avant, elles étaient accusées de capter la richesse et de ne pas ruisseler. Il faut accepter que ce que fait la métropole fait question», soupire Sébastien Chambe, directeur général adjoint urbanisme et mobilités à la Métropole de Lyon. Lors du séminaire de recherche, ce cadre territorial a préféré s’attacher aux réalisations de la nouvelle équipe qui a pris les commandes du Grand Lyon et su «mobiliser tous les fonciers métropolitains disponibles pour l’hébergement d’urgence ou transformer un parking voiture en parking vélo».

Une autre tension parcourt les métropoles, et qui ne concerne pas seulement les «intercos» les plus spontanément attractives, comme celles du littoral atlantique, ou celles qui sont bien desservies par le train : le risque que la flambée des prix de l’immobilier, alimentée par «l’exode urbain» post-confinement, ne conduise à la relégation des populations modestes aux marges de l’agglomération. «Quand je suis devenu adjoint en 2014, on trouvait un logement neuf à moins de 3 000 euros le mètre carré. Aujourd’hui, il dépasse les 4 000 et avant l’été j’ai vu une opération à plus de 5 000», témoigne Grégory Bernard, conseiller métropolitain et adjoint à l’urbanisme à Clermont-Ferrand. Un «rattrapage métropolitain du marché de l’immobilier» qui pose selon lui «de vraies questions en termes de vivre ensemble, de mixité sociale, de capacité à loger nos habitants dans de bonnes conditions», ajoute l’élu. Et encore la capitale du Massif central n’a-t-elle pas son TGV…

Démocratie

Parmi les «revers de l’attractivité» figure aussi la question du tourisme, qui est une compétence métropolitaine. La surfréquentation touristique qui menace les Calanques a obligé la métropole d’Aix-Marseille Provence à mener une campagne de «démarketing territorial», rapporte Vincent Fouchier, directeur général adjoint, chargé du projet métropolitain. Mais celui qui fait des allers-retours entre la recherche et la conduite de l’action publique a surtout alerté sur le déficit de légitimité des 22 métropoles instituées en 2014 par la loi Maptam (de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles) qui ont pris le relais des Etablissements publics de coopération intercommunale (Epci). A l’exception de Lyon, aucune assemblée métropolitaine n’est élue au suffrage universel direct. «Aix-Marseille, c’est 4 milliards d’euros de budget. Sur des montants pareils, on ne peut pas faire le projet après l’élection !», a tonné Vincent Fouchier, pointant du doigt une «rupture de logique démocratique gravissime» qui explique pour partie l’abstention record enregistrée aux dernières élections locales. Avec ce paradoxe qu’on a, d’un côté, «des maires qui sont élus sur des objectifs qu’ils ne sont pas en capacité de mettre en œuvre car ils n’ont plus les compétences et les moyens» et, de l’autre, «des métropoles qui ont les compétences et les moyens mais ne sont pas élues». Pour Eric Charmes, cette tension entre autorité et légitimité est «une vraie question politique» et c’est d’ailleurs celle que posait le mouvement des gilets jaunes, dont il rappelle que «la revendication clé était d’être entendu». Or, à ce «problème d’invisibilisation politique, on est très loin d’avoir apporté une réponse».

Echelles multiples

Manque d’incarnation, illisibilité du schéma institutionnel (la critique récurrente du «millefeuille territorial»), rapport alarmant du Giec cet été, tensions sociales : les métropoles traversent une «crise existentielle», a estimé Hélène Peskine en conclusion du séminaire. «On entre dans une période de turbulence, mais aussi dans une période très riche, les métropoles commencent à exister en tant que telles et à être perçues par les citoyens», a nuancé Grégory Bernard. L’élu clermontois a appelé à éviter un double écueil, celui du «repli communal» d’un côté, de la «réinvention institutionnelle permanente» de l’autre, pour aller vers «une stabilisation du modèle métropolitain». Ce qui ne veut pas dire uniformisation, tant sont diverses les métropoles, ces «nœuds de réseaux de toutes natures et de toutes échelles géographiques» selon la définition qu’en donne Jean-Marc Offner. Louant leur «culture de la réticularité», ce vieux routier de l’urbanisme qui préside le conseil stratégique de Popsu aimerait bazarder une fois pour toutes «la vieille question de la clarification des compétences» des métropoles. «Aujourd’hui on n’y arrive pas, il y a un enchevêtrement des compétences. Et alors ? De toute façon, fonctionnellement, ça se chevauche donc autant assumer ça» et «négocier comme dans le modèle allemand». De fait, la plupart des sujets – déplacement, habitat, ressources énergétiques – doivent être appréhendés à une échelle multiple et impliquer, comme pour le «covoiturage», autant «le département et l’Etat que les entreprises qui sont dans la métropole».

Si l’avenir des métropoles semble, cahin-caha, de plus en plus assuré, celui de la «communauté» Popsu aussi. Une prochaine étape pourrait être de former les élus métropolitains, a suggéré Julien Moulard, conseiller analyse et prospective de Jacqueline Gourault, la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales. Le collaborateur a jugé le travail de «recherche-action» produit par la Plateforme «très utile pour lutter contre ce bruit de fond des métropoles barbares». Si certains participants ont regretté que des sujets pourtant au cœur de la «nouvelle donne territoriale» n’aient pas été abordés, comme le télétravail, un point a fait consensus : continuer à ne pas convier à la table du séminaire la Métropole du Grand Paris. «On n’a pas son numéro», a plaisanté Hélène Peskine. La revanche du «désert français» et de ses oasis métropolitains ?

(1) Avec lequel Libération vient de nouer un partenariat qui se traduira par la mise en ligne d’enquêtes, de tribunes et d’un cahier spécial à paraître dans le quotidien fin septembre. Des articles à retrouver sur notre mini-site Le temps des villes.
Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus