Notre manière d’habiter a déjà été chamboulée par la crise du Covid-19, au moins dans les têtes. Dans les rues confinées et désertes, l’air s’est purifié et la cité, vidée de son trafic, a semblé bien plus vaste. Sur les balcons, de nouvelles convivialités sont apparues, et derrière nos ordinateurs domestiques, la perspective de vivre autrement, au moins pour certains.

Bien sûr, les vieilles habitudes sont revenues aussi vite que les bouchons. Il n’empêche : les projections des urbanistes semblent moins utopiques, plus urgentes. « La crise a mis en exergue les fragilités de nos villes, à commencer par le risque de contamination », souligne Carlos Moreno, directeur scientifique de la chaire ETI (Entrepreneuriat, territoire, innovation) à l’Institut d’administration des entreprises de Paris. « Un minuscule virus nous a obligés à mettre la vie sous cloche ! »

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Un défi sanitaire, venu s’ajouter aux multiples autres auxquels les villes vont devoir faire face dans les prochaines années, dans un contexte de poussée démographique (d’après l’ONU, les deux tiers de l’humanité vivront en ville en 2050, contre 55 % aujourd’hui) : les canicules, les pollutions, la congestion ou encore l’accroissement des inégalités sociales.

Villes du quart d’heure

Des défis immenses, qui impliquent « d’aborder la ville de manière holistique », insiste Philippe Clergeau, spécialiste de la biodiversité en ville, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle (1). Pas seulement à travers le prisme de l’architecture, mais bien de toutes les dimensions de nos vies : le travail, la mobilité, la solidarité, la culture, la consommation, etc.

Cette approche est au cœur du concept de « ville du quart d’heure », que l’on peut décrire ainsi : une ville dans laquelle la plupart des services essentiels se situent à un quart d’heure à pied, en vélo ou via des transports collectifs décongestionnés. « L’enjeu ? Retrouver du temps utile, une qualité de vie », dit Carlos Moreno, citant le quartier Nordhavnen à Copenhague ou Melbourne, en Australie. Dans cette métropole, les autorités ont adopté dès 2018 une stratégie appelée « 20-minute neighbourhoods » (« quartiers 20 minutes ») pour 2050.

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L’ambition est de taille, mais le directeur en précise les leviers : « D’abord, les rythmes : grâce aux outils numériques, on peut “rapprocher” le travail du domicile. Et à cet égard, le coronavirus a fait plus que quiconque ! Mais il faut que les entreprises soient parties prenantes. Et l’on peut télétravailler en dehors de son domicile, dans des espaces communs en pied d’immeubles. »

Une voiture, c’est 45 m2 au sol

De nouveaux rythmes, c’est une moindre pression sur les transports, plus attractifs et où le risque de contagion diminue. De même, la voiture – triomphante dans nos villes depuis soixante-dix ans –, devient moins nécessaire. Or le sait-on ? En France, « chaque véhicule occupe, rien que pour le stationnement, 45 m2 de sol, écrit l’urbaniste Frédéric Bonnet, qui compte les différentes places pour la garer. C’est plus que ce qui est accordé à chacun d’entre nous pour le logement. »

Moins de voiture, c’est donc plus d’espace mais aussi de convivialité, parie Carlos Moreno. Selon lui, il faudrait aussi mutualiser les usages. « Les infrastructures doivent avoir plusieurs fonctions, explique ce dernier : une discothèque peut être une salle de sport durant la journée, le bâtiment d’une école peut accueillir des activités associatives le week-end, etc. »

De quoi favoriser de nouveaux liens de proximité et repenser la solidarité de voisinage, espère-t-il. « En France, mais peut-être aussi en Europe, 90 % de ce dont on a besoin est déjà construit. Il n’est pas nécessaire de construire davantage mais de réparer », estime de son côté l’architecte et chercheuse, Béatrice Mariolle (2).

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Pour elle aussi, retrouver de l’espace en ville est primordial. « On dit qu’il faut densifier pour répondre aux enjeux écologiques. Mais il faut également dé-densifier ! Car dans certains quartiers, notamment à Paris, c’est devenu invivable. » Pas question d’en revenir à un étalement urbain délétère (artificialisation des sols, besoin de prendre sa voiture, etc). Mais elle préconise des villes « desserrées », plus ouvertes, donnant une place accrue à la nature.

La nature rend d’inestimables services

Car nul doute : demain, la biodiversité urbaine sera une grande alliée. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) l’a bien compris, qui a lancé fin 2019, la « grande muraille verte pour les villes ». Elle vise ainsi 500 000 hectares de nouvelles « forêts urbaines » pour 2030, ainsi que le maintien de près de 300 000 hectares de forêts naturelles dans et autour des villes au Sahel et en Asie centrale.

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Partout, les spécialistes le martèlent, la nature rend d’inestimables services, d’abord contre les îlots de chaleur urbains et la pollution. « L’été, entre une avenue arborée et une autre très minérale, la différence de température peut dépasser 5 °C », souligne Philippe Clergeau, au Muséum. Or dans un contexte de réchauffement climatique, l’enjeu est décisif si l’on veut éviter le suréquipement en climatiseurs, qui consomment de l’énergie et rejettent de l’air chaud dans les rues.

« Lorsque l’on parle de végétalisation des villes, on pense spontanément aux parcs, mais les alignements d’arbres jouent aussi un rôle essentiel, ajoute Aleksandar Rankovic, chercheur à l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales). Ils ont un impact immédiat sur la vie quotidienne, le trajet jusqu’au métro, la terrasse de café, etc. » Effets sur la chaleur, la pollution – les végétaux fixent certains polluants –, la captation de carbone, le bruit ou encore le paysage.

Le bosco vertical, très gourmand

« À Singapour, c’est très frappant : le long de routes au trafic dense, de véritables “murs” de végétation atténuent les nuisances, notamment le bruit », illustre le chercheur. Ce dernier insiste sur l’importance de raisonner en termes de « régions urbaines ». « La”ville durable” est un oxymore, relève-t-il. Cela ne peut fonctionner que dans l’interaction avec les territoires alentour, pour l’autonomie alimentaire, les déplacements comme pour le respect de la biodiversité. »

De son côté, Philippe Clergeau rappelle que végétaliser n’est pas « verdir ». Ainsi, les toitures « végétalisées » sont souvent faites de sedum, plantes résistantes et peu chères mais pauvres en biodiversité. « Il y a peu de substrat, rien ne s’y installe. » Pour l’écologue, ce sont les relations entre les écosystèmes qui comptent, favorisant la diversité des espèces. À cette condition, la nature en ville devient aussi une alliée pour lutter contre les maladies, en diluant les pathogènes. Un enjeu crucial.

Dès lors, loin des réalisations spectaculaires comme le Bosco vertical de Milan – immeubles végétalisés gourmands en eau et en énergie –, des projets foisonnent, porteurs d’une approche renouvelée au vivant. À Nantes, le PLU métropolitain (plan local d’urbanisme) veille, par exemple, à limiter la fragmentation du territoire pour permettre de véritables corridors de biodiversité. « Dans les zones pavillonnaires avec jardins, les habitants – qui sont parties prenantes – doivent prendre en compte ces enjeux, indique Béatrice Mariolle. C’est une petite révolution ! »

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Vu d’avant : En 1904, le premier Congrès international d’assainissement et de salubrité de l’habitation

C’est à Paris que se tient en 1904 le premier Congrès international d’assainissement et de salubrité de l’habitation. Il s’agit de promouvoir dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture les influences du mouvement hygiéniste qui traverse depuis la fin du XIXe siècle les sociétés industrielles pour faire face aux épidémies, au développement de la tuberculose, aux ravages de l’alcoolisme.

L’hygiénisme repense les politiques de la santé (promotion de la diététique, du thermalisme…), de l’éducation (pratique sportive…) et, dans le domaine de la construction, va influencer les grands architectes comme le Finlandais Alvar Aalto, l’Autrichien Adolf Loos ou le Franco-Suisse Le Corbusier.

Ils privilégient les lignes pures, les matières lisses, délaissent l’ornementation au profit de l’hygiène. L’habitat moderne doit être ventilé et laisser pénétrer la lumière. Le développement des transports mécaniques va permettre une extension de la ville « fonctionnelle » sur le principe du « zonage » pour organiser l’espace urbain selon les fonctions d’habitat, de commerce, de travail ou de loisir. Le concept sera formalisé dans la charte d’Athènes adoptée en 1933 sous l’égide de Le Corbusier.

(1) Urbanisme et biodiversité, Éd. Apogée, 328 p., 30 €.  (2) Densifier, dédensifier, Ed. Parenthèses, 2018, 320 p., 26 €.