Libé des géographes

A Rouen, la mise en pièces d’une identité verte

Incendie de l'usine Lubrizol à Rouendossier
L’incendie de Lubrizol enraye la transition environnementale lancée par les élus de gauche il y a vingt ans.
par Arnaud Brennetot, Université de Rouen
publié le 2 octobre 2019 à 20h26

Le 24 septembre, deux jours avant l’incendie de l’usine Lubrizol, un quotidien régional titrait «Pour les élections municipales de Rouen, tous les candidats seront écolos». Une telle unanimité politique répond aux attentes des électeurs du centre-ville de plus en plus verts - dans la commune de Rouen, ils sont plus de 18 % à avoir voté Europe Ecologie aux européennes. Depuis plusieurs années, les ambitions vertes ont donc été déclinées à tous les échelons de la politique locale et sous toutes les formes : une COP 21 et un Giec locaux ont vu le jour, ainsi qu’un plan d’urbanisme intercommunal se donnant pour objectif de densifier la ville afin d’y améliorer les possibilités de desserte en transports en commun.

Reconquête

Parmi les symboles de cet élan figure la reconquête des berges de la Seine entamée dans le centre-ville il y a plus de vingt ans avec le programme «Seine Cité». Cela concerne l’aménagement des anciens quais en promenades, d’espaces verts dédiés à la détente et aux divertissements, la réalisation de l’écoquartier Luciline sur la rive droite en 2018, le lancement de l’écoquartier Flaubert sur la rive gauche à partir de 2021. Avant l’accident, la reconquête des friches industrielles et portuaires qui jalonnaient les berges de la Seine contenait la promesse d’une transition vers un projet urbain plus durable, mais aussi d’une réconciliation possible entre les deux rives de la Seine longtemps opposées.

A lire aussiRouen : de la suspicion dans l'air

L'alliance entre les maires socialistes de la rive Sud et les élus de gauche du centre-ville, dont les écologistes, a favorisé l'éclosion de projets ayant pour ambition tout à la fois de favoriser la transition environnementale et de permettre un rééquilibrage en faveur de la rive gauche avec l'implantation symbolique du siège de la métropole, l'ouverture de nouveaux espaces verts ou le projet d'une nouvelle gare. L'idée d'un nouveau départ semblait prendre corps au point que deux géographes, Xavier Desjardins et Jean Debrie, avaient pu récemment qualifier Rouen de «métropole performative» (1) : sans avoir tous les atouts des autres métropoles françaises, un nouveau récit était en train d'y être inventé et mis en œuvre.

A lire aussiLibé des géographes - Pour une approche à odeur d'hommes

Las, la catastrophe provoquée par l’incendie de l’usine Lubrizol est venue briser ce rêve, rappelant que Rouen demeure une ville profondément industrielle, exposée à des risques technologiques excessivement élevés. Il a maintes fois été question depuis l’accident de la présence de plusieurs usines classées «Seveso seuil haut», d’entrepôts et de circuits de transport de matières hautement dangereuses dans l’agglomération même si, au-delà, c’est toute la vallée de la Seine en aval de Paris qui se trouve concernée par une concentration importante de risques industriels. Cette accumulation, qui renvoie à une longue histoire industrielle, a généré dans l’ensemble de la Basse-Seine une culture du risque profondément ambivalente, mélange de crainte et d’incrédulité face au ressassement de la possibilité du désastre. Ce fatalisme est à la fois partagé par les salariés de ces industries à hauts risques mais aussi, de façon plus diffuse, par les populations des espaces environnants.

A lire aussiLibé des géographes - Industrie : barils en la demeure

La catastrophe, qui a touché indifféremment les divers types de quartiers de l’agglomération, a rappelé que les scénarios les plus noirs des documents de prévention sont toujours susceptibles d’advenir. Lorsque l’accident arrive, le caractère potentiel du risque se mue en réalité brutale, angoissante et stupéfiante. Il est alors trop tard. Depuis le 26 septembre, les discours rassurants des autorités n’y font rien. Si la panique générale et une exposition à des toxicités aiguës semblent avoir été évitées, la catastrophe a bien eu lieu et les incertitudes demeurent nombreuses. Pour beaucoup d’habitants, il faut maintenant vivre avec l’inquiétude que le danger est là, sorti de son antre mystérieux qu’est l’usine Seveso, qu’il est devenu volatile et insaisissable, qu’il a imprégné corps et paysages dans une ampleur et avec des effets à long terme qui ne sont de fait connus de personne.

Fragilité

La proximité de l’usine Lubrizol des nouveaux quartiers censés incarner le renouveau urbain souhaité par la métropole souligne la fragilité et les contradictions profondes du projet urbain rouennais, pris entre la perpétuation des logiques de la ville industrielle moderne et les espérances d’un nouveau rapport à l’environnement. De la catastrophe peuvent néanmoins surgir des formes de renouveau : l’inquiétude, la colère et la volonté de transparence provoquées par l’incendie et sa gestion par les pouvoirs publics laissent entrevoir la possibilité d’une appropriation plus démocratique des grands projets urbains. Il s’agit là d’une condition pour qu’un véritable débat s’engage et pour que des principes tels que la durabilité, la résilience et la solidarité urbaines sortent des cercles de la technocratie locale pour devenir de véritables aspirations collectives et partagées.

(1) «La métropole performative ? Récits et échelles de la fabrique institutionnelle métropolitaine de Rouen», Popsu, juin 2019.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus