Axe 2 : Les lieux du travail à distance de l’entreprise

Où travaillent les salarié.e.s en ville ? Tout laisse penser qu’une partie croissante d’entre eux travaille « hors les murs », c’est-à-dire dans des espaces distincts de celui de l’entreprise, amenant le directeur de la fondation Palladio à parler d’une tendance à la « dislocation de l’entité immobilière accueillant le travail », entre les bâtiments « centraux » de l’entreprise aux fonctions d’interaction, de mise en commun, voire de stricte expression événementielle ou symbolique, les tiers espaces susceptibles d’accueillir une partie de l’activité et, par ailleurs, d’autres lieux de formes diversifiées, allant du simple espace de connexion et de production individuelle, à des espaces de production plus sophistiqués, jusqu’aux lieux d’habitat.

Premier indice de ce constat, la multiplication, ces dernières années, des espaces de coworking, au point de devenir une « figure imposée » de tout projet urbain. Sur ce sujet, nous disposons désormais de connaissances robustes permettant d’évaluer cette « frénésie immobilière », en grande partie grâce à la recherche Coworkworld financé par l’Agence nationale de la recherche et dont les résultats seront valorisés par le PUCA. Sous la direction de Patricia Lejoux, chercheuse au laboratoire LAET-Université de Lyon, cette recherche analyse la réalité des espaces de coworking et apporte des éléments de réponse aux nombreuses interrogations concernant le type de territoires dans lequel ils s’implantent, le profil des coworkers, leurs motivations à intégrer ces espaces, les pratiques urbaines qu’ils développent et les modèles économiques qui sous-tendent leur fonctionnement. Premier résultat majeur : le coworking s’apparente massivement à une spatialisation du travail indépendant, et pas (encore ?) un lieu de travail accueillant des salariés des entreprises. Semble également se dessiner un « monde du coworking » à deux vitesses : d’un côté, des bâtiments implantés dans les cœurs métropolitains, ressemblant à de « simples » produits immobiliers à l’ancrage territorial faible, d’un autre des lieux dans des territoires peu denses, ruraux ou périurbains, à l’ancrage territorial beaucoup plus important et qui peuvent même, dans certains cas, permettre de réduire les mobilités résidentielles. Par ailleurs, au-delà de cette question du coworking, nous pouvons nous interroger sur les effets spatiaux de la montée en puissance d’une nouvelle forme d’industrie dite « du futur ». Si les salarié.e.s se trouvent de moins en moins au pied des machines et plus souvent éloignés géographiquement des sites de production, comme semble en attester le développement des objets connectés, on peut imaginer que l’industrie du futur va faire émerger de nouvelles spatialités.Deuxième indice de cette tendance d’évolution du rapport spatial à l’entreprise, l’émergence d’une forme de « néo-artisanat » dans les tissus urbains denses, largement favorisé par les progrès du numérique. Dans de nombreuses métropoles, on voit réapparaitre de petites unités de production avec quelques employés. On connaît les micro-brasseurs (on compte aujourd’hui près de 1 700 micro-brasseries en France, elles étaient une vingtaine au début des années 2000), les fabricants de meubles sur mesure, des spécialistes d’impression en 3D, ou encore des entreprises de transformation alimentaire « locale ». Ils ne se distinguent pas seulement par leur taille, mais également par leur positionnement sur des produits de haute qualité et souvent dans des quantités faibles. Ils traduisent une attention croissante de la part des consommateurs pour la provenance et la qualité de leurs achats et s’inscrivent également dans un souci d’ancrer localement la production. Certains analystes voient même dans ces traductions diversifiées de néo-artisanat une forme contemporaine du travail permettant de redonner du sens aux activités grâce au bénéfice apporté par un travail concret. Il ne faut toutefois pas surestimer ce secteur : si ce modèle existe bel et bien, il ne concerne qu’une minorité, une sous-catégorie de l’artisanat qualifiée de « néo » qui recrute ses membres dans les classes moyennes à haut capital culturel. L’une des inspirations principales de ces jeunes entreprises est le mouvement dit des « makers », combinant nouvelles technologies et bricolage, plateforme collaborative et entrepreneuriat classique. Au-delà de ces nouvelles formes de production artisanale, on peut citer les fabs labs, « haker spaces », « makers spaces » et autres « repair cafés » qui font leur apparition dans les projets urbains en Europe depuis une vingtaine d’années. Leur apparition à partir des années 1980-1990 correspond à ce que des spécialistes du travail comme la sociologue Dominique Méda ont pu relever dans les mutations du travail à l’œuvre à cette époque. Ils relèvent d’une recherche de sens dans les activités, à travers le collectif pour résoudre des problèmes, mutualiser des espaces et des moyens mais aussi imaginer ensemble.Sans surestimer l’importance de ces « nouveaux objets urbains », une analyse systématique permettrait d’en identifier l’importance, les usagers et usages et ainsi d’en comprendre l’enjeu réel. Peut-on objectiver la réalité de cette forme de néo-artisanat et dans quelle mesure ils constituent (ou non) des révélateurs des mutations des rapports à l’entreprise ? Est-il possible d’évaluer dans quelle mesure ces lieux peuvent trou-ver un modèle économique propre et, dans le cas contraire, identifier l’équilibre entre externalités produites et soutien financier de la puissance publique ? Enfin, au-delà de ces figures très présentes dans les centre urbains (et notamment dans les opérations issues des appels à projets urbains innovants), l’artisanat plus « banalisé », souvent rejeté des centres urbains par les mécanismes immobiliers et fonciers, est également intéressant à analyser. Quels sont les parcours résidentiels de ces artisans et leurs inscriptions dans des filières et des réseaux de coopération pour lesquels l’offre immobilière et la localisation jouent un rôle déterminant ? Plus largement, cet axe de recherche appelle à des travaux centrés sur les effets sociaux et urbains de l’hybridation vie professionnelle / vie privée. Plusieurs objets pourront servir de support à l’analyse. Outre les tiers lieux évoqués plus haut, on pense en premier lieu à la croissance du télétravail qui pose un certain nombre de questions, tant aux entreprises elles-mêmes (niveau de confiance qui autorisera à la fois l’inter-pénétration des univers public et privé, niveau minimal de présence dans un lieu symbolique de l’entreprise pour que celle-ci continue à exister…) que pour les producteurs d’immobilier tertiaire. Quels sont les effets de la croissance du télétravail (en termes de mobilité, de congestion, de diversification fonctionnelle de certains quartiers, etc.). Cela génère-t-il de nouvelles inégalités entre travailleurs selon la nature de leur activité et le type d’habitat ?

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