Un demi-siècle d’urbanisation dans la région lyonnaise 1962-2010 (2018-2022)

"Un demi-siècle d’urbanisation dans la région lyonnaise 1962-2010"

Périurbanisation généralisée, coalescence aujourd’hui des « aires urbaines », comme hier des « zones de peuplement industriel et urbain », mitage des espaces ruraux, retours de centralités, stigmatisation des intellectuels et des professionnels qui critiquent l’émiettement pavillonnaire, dénonciation des densifications, ou même des « intensifications », urbaines, jugées concentrationnaires, les expressions et les présupposés idéologiques ne manquent pas pour qualifier les modes de croissance des villes contemporaines. Le parti adopté ici est celui de la mesure, non pas au sens de la modération des opinions et des analyses, mais de l’appréciation objective des faits : s’affranchir des délimitations statistiques préétablies, en choisissant un cadre de référence large, un carré de 200 kilomètres de côté, centré sur l’agglomération lyonnaise, rassembler toutes les données, démographiques, économiques et sociales, disponibles et comparables, sur le temps long du demi-siècle écoulé, des années soixante à la première décennie du millénaire (en général 2010), multiplier leurs représentations cartographiques à un niveau fin (la commune). Les cartes n’ont pas pour vertu d’inciter à la redécouverte de configurations spatiales explicatives et déterministes, mais d’inviter aux hypothèses sur les logiques d’évolution de la société française.
Les commentaires, courts, les cadrages chiffrés, n’ont pas pour objectif d’imposer des schémas univoques, mais d’éveiller l’attention et la curiosité critique.

  • Un demi-siècle d’urbanisation dans la région lyonnaise 1962-2010
    Sous la direction de Guy Burgel (professeur à l’université Paris-Nanterre, fondateur du Laboratoire de Géographie urbaine) et Nicolas Ferrand (docteur en urbanisme de l’université de Lyon 3)
    Editions du PUCA, n°235 - ISBN 978-2-11-138157-5 - 172 p, 297 X 210 mm, 15 €, 2017
    En vente au Cerema
    2 rue Antoine-Charial — CS 33927 / 69426 Lyon Cedex 03

Version numérique reprenant une partie des cartes et commentaires de l’ouvrage

Sommaire

Introduction

Population

Une croissance plus rapide que la moyenne nationale

En un demi-siècle, de 1962 à 2010, la grande région lyonnaise, prise dans le cadre de référence de l’étude, aura gagné plus de 2 millions d’habitants, passant de 4,03 à 6,1 millions. Elle représentait 9,5% de la population métropolitaine en fin de période, contre 8,7 en 1962. Dans un pays marqué par une forte croissance démographique (fin du baby-boom, maintien d’une fécondité soutenue, immigration longtemps assez forte), qui le fait passer en quelque cinquante ans de 46 millions à plus de 64 millions d’habitants, c’est ici la croissance dans la croissance qui est remarquable. Notamment depuis 1982, les taux régionaux de croissance annuelle dépassent toujours très largement les taux nationaux. L’accélération est surtout sensible dans la densité humaine : très proche de la moyenne nationale en 1962 (95 habitants au km2 contre 85), elle la dépasse de près de 30 points en 2010 (143 contre 117). C’est marquer le dynamisme de l’axe rhodanien, de Mâcon à Valence, et du sillon alpin, de Grenoble à Annecy.

Distribution de la population 1962-2010

Saisie au fil de sept recensements successifs, de 1962 à 2010, traduite en cercles proportionnels aux effectifs absolus, la distribution de la population régionale fait bien ressortir les traits essentiels de la démographie du dernier demi-siècle : l’inertie des localisations ; tous les foyers de peuplement existent déjà en début de période ; même L’Isle d’Abeau, l’une des 9 « villes nouvelles » officielles françaises des années soixante, entre Lyon et Grenoble, est en germe dans de petites agglomérations (La Verpillière, Bourgoin-Jallieu) ; l’épaississement sur place de la croissance, très visible dans les trois pôles urbains les plus importants de la zone d’étude : Lyon, Grenoble, Saint-Etienne ; l’étirement linéaire du dynamisme, plus encore que la dispersion périphérique ; il souligne le rôle moteur des grands axes de circulation, et finit par réunir en longues trainées d’urbanisation Mâcon à Valence, Saint-Etienne à Lyon, Lyon à Grenoble, et Grenoble à Annemasse, justifiant les prophéties de l’ékouménopolis de l’urbaniste grec Constantin Doxiadis (Between dystopia and utopia, Trinity College Press,1966).

Cartes :

Densité de la population 1962-2010

La densification humaine généralisée de l’espace régional est certainement sa caractéristique la plus spectaculaire. Rappelons que, rapportant une donnée démographique à un espace de référence, la commune dans le cas présent, la cartographie des densités est une des rares qui ne souffre pas d’un biais méthodologique.
Le résultat d’ensemble n’en est que plus intéressant. Il n’infirme pas, mais complète, les remarques précédentes sur la linéarité du dynamisme du peuplement. L’image d’ensemble est ici plus aréolaire qu’axiale, preuve s’il en fallait de la complexité des processus et de la relativité des représentations.
En 50 ans, l’augmentation des densités concerne tous les espaces, des grands pôles urbains aux couronnes périurbaines des « moyens pôles » (5 000 à 10 000 emplois). Seuls lui échappent les espaces les plus isolés (couronnes des « petits pôles » – de 1 500 à 5 000 emplois – et communes hors influence des pôles urbains). Mais là encore, on aura garde d’oublier les valeurs absolues : de 1962 à 2010, le pôle urbain de Lyon passe de 891 à 1 337 habitants au km2, sa couronne périurbaine de 58 à 130 habitants au km2.

Cartes :

Evolution de la population 1962-2010

Le mode de représentation accentue de façon saisissante le contraste dans la répartition de l’augmentation de la population régionale entre 1962-1968 et 1999-2010. Même si les modalités en sont différentes dans le rôle respectif de la croissance naturelle et du solde migratoire, les effectifs en jeu sont équivalents : 360 000 habitants supplémentaires en 6 ans dans la première période intercensitaire, 660 000 en 11 ans dans la seconde. Mais c’est la distribution géographique qui diffère. Dans les années soixante, la croissance est exclusivement urbaine, avec un déclin précoce du centre de l’agglomération lyonnaise. Dans les années 2000, le dynamisme est ubiquiste, à l’exception de la vallée industrielle de Saint-Etienne en crise.

Le détail des périodes intercensitaires permet de préciser les processus de ce bouleversement. Jusqu’en 1982, les logiques sont dominées par le des-serrement spatial : forte décroissance démographique des centres-villes, et essor concomitant des banlieues A partir de 1982, un nouveau cours urbain se fait jour, qui s’épanouit dans les années quatre-vingt-dix : reprise de centralité au cœur des agglomérations, périurbanisation généralisée. Dans le même temps, la crise amplifie ses conséquences dans les vieilles régions industrielles (Saint-Etienne). Les causes de ces trans-formations sont multiples, et plus simultanées qu’articulées : offre de logement, modifications des genres de vie, métropolisation.

Cartes :

Taux de croissance annuel de la population - 1962-2010

La cartographie des taux de croissance annuels moyens termine la série Population de l’atlas.
Le mérite de ce critère est de gommer la durée inégale des périodes intercensitaires en ramenant les valeurs à la même unité de temps. Le résultat d’ensemble est remarquable. Dans les années soixante, seules les villes concentrent le dynamisme démographique. Elles apparaissent en teintes chaudes (ocre et jaune), au milieu de halos de campagnes encore frappées par l’exode rural (en bleu). De façon un peu métaphorique, on peut même dire que les lumières de la ville attirent en fonction directe de son rayonnement : Lyon plus que Grenoble, et Annecy plus qu’Oyonnax.

La première décennie du XXIe siècle voit la disparition massive de cette différence devant un estompage généralisé du territoire sous des croissances positives. Seules exceptions à la règle, les zones sinistrées par la crise industrielle, et en limite de l’espace étudié, quelques confins montagnards du Massif Central et des Alpes internes, manifestement à l’écart de l’essor touristique. De 1962 à 2010, les cartes intermédiaires ont surtout la vertu de montrer la progression ordonnée de cette recolonisation des campagnes. Pour une fois, ce sont les « communes isolées hors influence des pôles urbains » qui témoignent le mieux du mouvement : leur taux de variation annuelle augmente régulièrement de -1,19% (1968-1975) à +0,72% (1999-2010).

Cartes :

Résidence

Le rythme des dynamismes français

En un demi-siècle, on aura beaucoup construit en France, dans les villes et autour des villes. A l’opposé de l’image répandue d’une crise permanente du logement, aux accès paroxystiques (les décennies d’après-guerre, les années actuelles), le bilan chiffré est impressionnant. De 1962 à 2010, le parc de résidences principales double pratiquement en France métropolitaine, passant de 14,6 millions d’unités à 27,1 millions, tout comme dans la région lyonnaise de référence (1,27 et 2,54 millions respectivement). C’est beaucoup plus que la croissance de la population totale qui augmente au mieux de 50% dans le même temps. C’est dire l’importance du rattrapage de la construction dans notre pays. Malthusianisme des années trente, destructions de la guerre, baby-boom, immigration, rapatriements de la décolonisation, transformations des genres de vie, la réponse a été massive, même si elle se révèle aujourd’hui insuffisante par rapport aux besoins, notamment à cause du fléchissement des rythmes à partir de 1982. Elle est en tout cas un marqueur essentiel de l’urbanisation : plus que jamais l’habitat est le tissu conjonctif de la ville.

Répartition des résidences principales 1962-2010

Plus encore que la distribution de la population, parce que les volumes absolus sont plus importants, l’augmentation du nombre des résidences principales révèle l’épaississement de l’espace humanisé et confirme les tendances déjà reconnues : puissante polarisation des principaux foyers urbains, attractivité préférentielle des grands axes de circulation qui s’étirent le long des vallées fluviales (Saône, Rhône, Isère, Arve), éparpillement assez régulier de la dispersion intercalaire. De 1962 à 2010, le fil des recensements montre surtout dans une région très dynamique la continuité des logiques de transformations des territoires bâtis : les villes se consolident, de véritables agglomérations linéaires se constituent, et le semis rural se densifie. À cette échelle, les inflexions des rythmes de la construction sont assez peu sensibles, même si la période 1982-1990 marque incontestablement une accélération de la construction périurbaine (77 000 résidences principales supplémentaires contre 65 000 de 1975 à 1982) : généralisation de l’Aide Personnalisée au Logement (APL), crise des grands ensembles, multiplication des lotissements, y contribuent.

Cartes :

Densité des résidences principales 1962-2010

Comme toujours, la cartographie de l’évolution des densités résidentielles offre une représentation très expressive de l’« expansion en tache d’huile », selon l’expression consacrée, de l’urbanisation. La comparaison entre la situation de 1962 et celle de 2010 est particulièrement saisissante, et le déroulé des recensements successifs ne fait qu’accentuer cette impression de submersion irrésistible et de « mitage » de l’espace rural. Ce mode d’expression, techniquement rigoureux, exagère toutefois la réalité, et accrédite l’idée très répandue de contiguïtés croissantes de l’urbanisation dans les aires urbaines, très visibles sur la carte de fin de période. C’est évidemment ignorer les discontinuités spatiales qui restent importantes entre les villages, les bourgs, et à l’écart des alignements routiers. C’est surtout négliger la diversité de la densification. Dans la seule aire urbaine de Lyon, la plus vaste, à périmètres égaux (définition 2010), la densité des résidences principales au km2 passe, entre 1962 et 2010, de 290 à 575 dans le « pôle » urbain (l’agglomération), de 18 à 49 dans la « couronne » (le périurbain).
La ville a encore de beaux jours devant elle.

Cartes :

Evolution des résidences principales 1962-2010

C’est certainement le mode de représentation qui colle le plus à la croissance de l’habitat, dans ses localisations spatiales et ses rythmes temporels. Concentrées dans les villes et leurs abords immédiats entre 1962 et 1968, les constructions résidentielles se dispersent tout au long des périodes intercensitaires, avec des dissymétries bien visibles : des augmentations toujours beaucoup plus importantes dans les agglomérations que dans leurs périphéries plus distendues, des physionomies de croissance assez marquées entre un type lyonnais, ou même grenoblois, où l’urbanisation reste assez compacte, et un type sillon alpin septentrional, de Chambéry à Annemasse, caractérisé par une dispersion plus grande de l’habitat. C’est là aussi que les épisodes de pollution hivernale sont les plus sévères (circulation, chauffage au bois).

Le détail de la périodisation montre des spécificités de l’évolution résidentielle. La baisse très exceptionnelle du parc de logements au centre de l’agglomération lyonnaise de 1968 à 1982 correspond autant au desserrement normal de la population qu’au lancement de vastes opérations de restructuration au cœur de la métropole. Elle est normalement suivie par un vif mouvement de reconstruction et de reconquête démographique. Les légères baisses du nombre de résidences principales enregistrées dans les bassins industriels stéphanois ou roannais en crise sont sans commune mesure avec leur déclin démographique. C’est souligner l’autonomie croissante entre la taille des ménages, leur statut économique et l’occupation des logements.

Cartes :

Taux de croissance annuel des résidences principales 1962-2010

Plus que les différences avec les moyennes nationales, ici beaucoup moins significatives que pour la population, c’est la projection spatiale de l’évolution du parc de logements, qu’il faut suivre pas à pas. De 1962 à 1968, elle est étroitement limitée aux banlieues proches des grandes villes, Lyon, Grenoble, dans une moindre mesure Chambéry. C’est l’époque des grands ensembles de logements sociaux, des Zones à Urbaniser en Priorité, et d’un effort sans précédent pour le logement de masse, toutes couches sociales confondues. Le mouvement s’amplifie et s’éloigne des centres de 1968 à 1975, tandis que le cœur de ville fléchit à Lyon. 1975-1982 témoigne déjà d’une évolution par rapport à ces logiques classiques : les campagnes déclinantes (en bleu) s’estompent sous un exode rural qui s’achève, et la croissance devient beaucoup plus diffuse dans les grandes périphéries urbaines.

Mais c’est 1982-1990 qui marque la véritable rupture. Désormais la périurbanisation va avancer dans les aires urbaines comme une vague déferlante, dont on suit l’écume à chaque étape. L’exemple lyonnais est là encore éclairant. De 1982 à 1990, la poussée urbaine s’avance en rangs serrés au Nord, dans la Dombes, et surtout à l’Est, en Bas-Dauphiné. De 1990 à 1999, le front s’amincit et paraît se disloquer dans toutes les directions, tandis que dans la dernière période intercensitaire analysée, 1999-2010, il se réduit à une mince frange frontalière de l’aire urbaine, à l’Est et au Nord. On aurait tort de voir dans ces représentations de simples artefacts.
Elles montrent certainement des accords subtils entre disponibilités foncières, politiques municipales et comportement des populations, qui ne souhaitent pas, une fois installées, l’arrivée de nouveaux habitants. La périurbanisation est un processus autobloquant.

Cartes :

Activité

Création et destruction d’emplois : la grande mutation

Au cours du dernier demi-siècle, les visages de l’emploi ont beaucoup changé en France.
Il est caricatural, mais pas faux, d’écrire que de tradition agricole et industrielle, le pays s’est transformé en puissance tertiaire. En un peu plus de 40 ans, de 1970 à 2011, c’est moins l’augmentation du nombre d’actifs, qui passe de 21,5 millions à 26,3, ou des chômeurs (de 0,6 à 2,6 millions), qui frappe, que la profonde mutation des structures économiques (cf. Guy Burgel, Géographie urbaine, Hachette, 2015). Au cours de la période, l’agriculture a fondu de près de 2 millions d’actifs, passant de 2,5 à 0,6 millions, l’industrie a perdu 2,3 millions de postes de travail (de 5,7 à 3,4), tandis que le secteur tertiaire, déjà majoritaire en 1970, double presque ses effectifs, bondissant de 11,3 à 20,6 millions d’actifs. Désormais, 4 Français sur 5 travaillent dans les services. L’intérêt de l’analyse est donc d’examiner comment ce bouleversement de la société et de l’économie s’est traduit dans une région lyonnaise dynamique, et s’est distribué entre villes et campagnes, agglomérations et diffluences périurbaines. Accentuations ou inégalités des processus ?

Evolution des actifs de 25 à 54 ans dans l’agriculture au lieu d’emploi

La désertification agricole, à distinguer de l’exode rural, se poursuit dans la région tout au long de la période. Elle paraît suivre les mêmes rythmes que l’ensemble national : - 277 000 actifs de 1968 à 1975, - 221 000 de 1999 à 2010, à l’échelle nationale métropolitaine, - 22 000 et -17 000, respectivement dans l’espace de référence. Le mode de représentation, choisi homogène pour toutes les catégories d’activités, ne favorise pas ici la mise en relief de différenciations locales en raison des faibles effectifs communaux engagés. Il est difficile notamment d’établir si les zones de montagne, réputées plus hostiles, ont été plus affectées par la déprise agricole que les territoires de plaine : on peut penser que résistance des exploitations ici, rationalisation économique là, ont abouti paradoxalement à des résultats identiques.

De la même façon, la carte ne permet pas de juger de la transformation des modes de vie ruraux, assez indépendante des mutations du monde agricole stricto sensu. Dans la quasi-totalité des villages d’un espace aussi urbanisé, où la ville, petite ou plus grande, n’est jamais très éloignée, les exploitants agricoles, modernistes ou résiduels, ne représentent plus qu’une minorité de la population résidente, même si on leur adjoint les paysans retraités.
Employés, ouvriers ou cadres, y forment une majorité d’autant plus hétérogène, qu’il faudrait distinguer nouveaux arrivants, et, parmi les « autochtones », des actifs du secteur tertiaire, surtout des femmes, apportant un salaire d’appoint apprécié à la ferme, et les nouvelles générations ayant abandonné l’espoir de s’installer sur des terres à leur compte. Le périurbain est une somme d’aventures individuelles.

Cartes :

Evolution des actifs de 25 à 54 ans dans le BTP au lieu d’emploi

Sans atteindre les effectifs absolus de l’industrie, et a fortiori du tertiaire, le secteur du BTP représente un marqueur très sensible de l’activité urbaine. Par définition difficilement délocalisable, la construction, au sens large du terme, est étroitement liée à la matérialité de la ville et de ses extensions : immobilier résidentiel et fonctionnel, grands équipements scolaires, commerciaux, culturels ou sportifs, infrastructures de transports et réseaux. Pendant la période d’étude, le secteur est caractérisé aussi bien par l’industrialisation des modes de construction et l’affirmation sur le marché de grands groupes travaillant autant en France qu’à l’international, que par le maintien de petites entreprises souvent artisanales, éventuellement sous-traitantes de promoteurs réputés ou de producteurs de matériaux mondialisés.

Le jeu de cartes fait bien apparaître deux séries de processus, dans le temps et dans l’espace. Le BTP suit bien évidemment les grands rythmes de l’urbanisation française et des politiques de la ville : forte progression des effectifs à la fin de l’effort sans précédent des Trente Glorieuses, quand la machine à construire atteint 500 000 logements par an (+ 9 000 emplois dans le secteur dans la région d’étude), baisse continue ensuite des actifs jusqu’en 1999, quand la tension se relâche, à nouveau progression importante, quand on prend conscience des retards accumulés et que l’Anru démarre ses programmes de rénovation (+ 29 000 emplois créés de 1999 à 2010). La deuxième tendance qui apparaît est la dissymétrie entre lieu d’emploi et lieu de résidence des actifs du BTP : ils habitent dans le périurbain, mais les grands chantiers qui les mobilisent sont au cœur des agglomérations. C’est particulièrement sensible pour le pôle lyonnais de 1999 à 2010. On exagère la « bétonisation » des campagnes.

>Cartes :

Evolution des actifs de 25 à 54 ans dans l’industrie au lieu d’emploi

La comparaison visuelle entre les deux pages est saisissante. On passe d’une période, courte il est vrai (1968-1975), de forte industrialisation généralisée à une désindustrialisation massive, qui affecte la totalité de la zone d’étude. C’est marquer encore une fois dans une région dynamique de l’espace français, combien après la reconstruction du pays (1945-1955), la croissance économique fut vive dans tous les secteurs d’activité. A contrario, la fermeture d’usines et d’ateliers, sous l’effet de la concurrence des pays pauvres, à coûts salariaux bas, fut précoce (1982-1990), bien avant la reconnaissance de la mondialisation, et généralisée. C’est d’ailleurs la collision brutale de ces phases qui explique la profondeur de la crise industrielle. Le déroulement des intervalles intercensitaires permet d’affiner les processus.
De 1968 à 1982, à l’exception, et pour des raisons différentes, du cœur lyonnais, qui se résidentialise ou se tertiarise, et des vieux bassins industriels déjà en reconversion, de Roanne et de Saint-Etienne, l’activité de production se desserre et se décentralise partout, dans la banlieue de Lyon et dans les villes moyennes du sillon alpin, de Grenoble à Annemasse.

De 1982 à 1990, la crise industrielle se généralise à tous les centres urbains, grands et moyens, tandis que le mouvement de périphérisation de l’emploi gagne du terrain. Mais les gains ici ne compensent pas les pertes là : près de 9 000 emplois industriels disparaissent dans l’agglomération lyonnaise, moins de 4 000 y sont créés dans la couronne périurbaine ; même tendance pour les autres « grands pôles urbains » de la région : - 11 000 emplois dans les centres, + 4 000 créés dans le périurbain. Derrière ces translations spatiales, se cachent des mutations profondes des paysages et des technologies : fermeture d’usines héritées des premières révolutions industrielles, localisées au cœur du tissu urbain, implantation d’unités plus petites, bien desservies par la route, à l’écart des agglomérations, où la maintenance accompagne la production dans des bâtiments plus anonymes.

A partir de 1990, l’hémorragie devient massive, et s’accélère encore dans les années 2000. Elle ne laisse subsister que de très rares progressions, et touche maintenant l’âme même du périurbain : 18 000 emplois industriels sont encore perdus par le pôle lyonnais de 1999 à 2010, 6 000 dans la couronne, 37 000 dans les villes moyennes de la région, 3 000 encore dans leurs périphéries. On mesure, derrière la froideur et l’apparence des chiffres, les désarrois territoriaux et les drames humains qui se nouent. Ils sont d’autant plus critiques que les localités sont petites, le peuplement dispersé, les chances de rebonds, collectifs et individuels, limitées. L’endettement pour le pavillon, l’achat de la voiture, peuvent devenir insupportables, tandis que les services publics s’épuisent et que les centres-villes sont désertés. C’est là que la « France périphérique » abandonnée, chère à Christophe Guilluy (loc.cit.), peut devenir réalité.

>Cartes :

Evolution des actifs de 25 à 54 ans dans le tertiaire au lieu d’emploi

Le premier mot qui vient à l’esprit en regardant ce jeu de 5 cartes est submersion. Au fil des recensements, le triomphe du secteur tertiaire, des services, s’affirme et s’amplifie.
La progression continue des effectifs absolus est ici sans commune me-sure avec la stabilité des emplois (BTP) ou leur régression (agriculture, industrie), dans les autres types d’activités : 158 000, le minimum, entre 1975 et 1982, 242 000, le maximum, entre 1990 et 1999, dans la totalité de l’espace régional étudié. A cet égard, si tous les territoires apparaissent concernés (centres-villes, banlieues, excroissances périurbaines, grandes comme petites agglomérations), la prime aux « grands pôles urbains » de-meure, et s’atténue à peine au cours du dernier demi-siècle : ils représentaient quatre cinquièmes de l’augmentation des emplois tertiaires de 1968 à 1975 ; ils comptent encore pour les deux tiers au tournant du millénaire. Et l’agglomération lyonnaise a encore accentué son avance : 36% de la progression régionale entre 1968 et 1975, 39% entre 1999 et 2010.

Au cours des années quatre-vingt-dix, la poussée du tertiaire ne se dément pas. Tout au plus, le mouvement général a tendance à se ralentir au début du nouveau millénaire, suivant en cela le mouvement national : 2,5 millions d’emplois créés dans le secteur en France métropolitaine de 1990 à 1999, 1,5 de 1999 à 2010, 242 000 et 174 000 respectivement dans l’ensemble régional étudié.
Et, ici ou là, apparaissent des régressions nettes, dont seule l’enquête locale pourrait rendre compte. Une chose est sûre : sans se démentir, la tertiarisation de l’économie sature. La numérisation de la société n’affecte pas seulement les genres de vie, mais touche les structures mêmes de l’activité et du travail.

Il reste que la grande caractéristique des services demeure : leur diversité. Les fonctions banales (commerce de détail, grandes surfaces, agences bancaires ou immobilières, services publics de proximité, collèges et lycées) suivent la dispersion de la population et favorisent la dissémination de l’emploi dans les petites villes et dans les parcs d’activités des sorties d’agglomérations, ou même dans le périurbain. Simultanément, les services spécialisés pour les entreprises (bureaux d’études et de conseil, expertise et audit) se concentrent dans les centres d’affaires. Ce ne sont, ni les mêmes localisations, ni les mêmes volumes, ni les mêmes qualifications, ni la même distribution entre hommes et femmes.

>Cartes :

Société

Du prolétariat aux couches moyennes : la grande translation

En un peu moins d’un demi-siècle, la société française a vécu une mutation considérable, en passant d’une masse de « cols bleus » à une majorité de « cols blancs », pour reprendre la terminologie que les états-Unis avaient illustrée avec quelques décennies d’avance. En 1962, en pleines « Trente Glorieuses », les catégories encore héritées du XIXe siècle industriel (ouvriers, artisans-commerçants) représentent encore près de la moitié des actifs français (47,4%, dont 36,8 pour les seuls ouvriers). En 1999, alors que la tertiarisation et la mondialisation font déjà florès, ils ne comptent plus que pour moins d’un tiers (32,2%, dont 25,6 pour les ouvriers), quand les couches moyennes (employés, cadres moyens et supérieurs), qui ne représentaient que 34% des actifs trente ans plus tôt, en totalisent près des deux-tiers, dont 36,2 pour les seuls cadres (Guy Burgel, La revanche des villes, Hachette, 2006). Désormais, le pays se reconstitue en quatre blocs inégaux de nombre et de dynamisme : les ouvriers, les employés, les professions intermédiaires (ex-cadres moyens), les cadres supérieurs. Avec la féminisation de l’emploi et la montée des diplômés, c’est une révolution, dont les conséquences sont majeures pour les équilibres territoriaux et politiques de la nation.

Evolution des effectifs d’agriculteurs de 25 à 54 ans au lieu de résidence

Pendant près de cinq décennies, de 1968 à 2010, « la fin des paysans », pronostiquée dès 1967 dans un titre célèbre du sociologue Henri Mendras (SEDEIS, Paris), ne cesse de se prolonger. Mesurée sur les seuls effectifs d’agriculteurs âgés de 25 à 54 ans, donc dans la force de l’activité, c’est plus d’un million de professionnels du secteur qui ont disparu en France métropolitaine, 88 000 dans le cadre de référence régional lyonnais. On imagine la réalité, si on leur ajoute tous les exploitants agricoles âgés, qui n’ont pas trouvé de repreneurs. Dans cette hémorragie, il serait vain de rechercher sur les cartes produites des zones géographiques plus particulièrement touchées. Tout au plus, faut-il remarquer que dans la région lyonnaise, près de la moitié des disparitions (42 000) concerne les grandes aires urbaines, 18 000 seulement les « communes isolées situées hors influence des pôles urbains ». La périurbanisation massive fut au moins superposée à l’exode agricole. La remarque doit tempérer les images-chocs toujours mises en avant (l’équivalent d’un département français disparaît sous les assauts de l’urbanisation tous les sept ans) : la mutation fut humaine avant d’être paysagère. Même si on lui adjoint l’intensification considérable des rendements et de la productivité agricoles, cette raréfaction des hommes et des femmes doit aussi faire considérer avec attention les arguments de ceux qui prônent une agriculture de proximité pour nourrir les villes : avec quels « paysans » ?

>Cartes :

Evolution des effectifs d’artisans-commerçants de 25 à 54 ans au lieu de résidence

Avec les artisans-commerçants, nous abordons à la fois des professions traditionnelles touchées par la modernité des techniques et des genres de vie, un statut de petits patrons indépendants qui a pu connaître des fortunes diverses (régression avec la généralisation du salariat, promotion plus récente de l’auto-entreprise, plus répandue, il est vrai, parmi les professions libérales), une désertion des centres-villes au profit d’autres formes périphériques de distribution (centres commerciaux) ou de services (garages, ateliers de maintenance ou de réparations diverses). Les évolutions statistiques comme leurs représentations cartographiques se ressentent à l’évidence de ces logiques multiples. Derrière la stabilité apparente sur longue période des effectifs de la catégorie (- 23 000 personnes de 1968 à 2010 en France métropolitaine, + 4 000 dans la région lyonnaise), se cachent de grandes variations intercensitaires, marquées notamment par de fortes régressions en fin de période d’étude (respectivement, entre 1990 et 1999, - 139 000 individus en France, et - 14 000 en région lyonnaise, - 41 000 et - 6 000, de 1999 à 2010). On pourra toujours y voir une conséquence de l’accélération de la globalisation. De façon plus attendue, les effectifs diminuent dans les grands pôles des aires urbaines de la région (- 9 000 de 1968 à 2010), de manière plus accentuée encore dans les centres des villes les plus importantes (Lyon, Grenoble, Saint-Etienne), et augmentent dans leurs couronnes périphériques (+ 17 000 dans la même période).

>Cartes :

Distribution des ouvriers de 25 à 54 ans au lieu de résidence

Au fil des recensements, ce sont plus les transformations spectaculaires et régulières de l’habitat ouvrier qui sont visibles que la régression absolue du prolétariat industriel. D’urbain, il s’est dispersé dans les périphéries et étiré le long des axes de circulation. Vieux corps de fermes réinvestis, lotissements modestes, constructions isolées, ont accueilli massivement le nouveau monde des travailleurs. Choisis ou subis, ces modes d’existence plus ruraux ne sont sans doute pas étrangers à la montée de l’individualisme dans les couches populaires, à l’affaiblissement de la conscience de classe, que les regroupements politiques et syndicaux à l’usine et dans ses environs, renforçaient périodiquement, et finalement à la poussée de l’extrême droite, quand s’accentuent l’insécurité économique et le sentiment d’abandon de la solidarité nationale et des services publics. Sans retour à un déterminisme spatial, qui mettrait en jeu un « gradient d’urbanité », ni se prononcer sur l’antécédence de la cause et des effets, il y a là des interrogations civiques troublantes à pousser sur la périurbanisation et ses dérives.

>Cartes :

Densité des ouvriers de 25 à 54 ans au lieu de résidence

Analysées dans le détail des recensements successifs, c’est plutôt l’inertie des densités résidentielles ouvrières qui domine, aussi bien dans les représentations spatiales que dans les résultats statistiques. Les différences sont faibles, mais sans doute significatives, entre la France entière (métropolitaine), où elles baissent légèrement de 1968 à 2010 (de 8,1 personnes de la catégorie au km2 à 7,9), surtout depuis 1999, où elles atteignaient 8,8 ouvriers au km2), et la région lyonnaise, où elles restent stables (10,4, 9,9, 11,2 ouvriers au km2, respectivement). Il y a là la traduction des inégalités territoriales françaises. Et on assiste logiquement au fil des périodes à l’effritement durable des vieux bassins industriels (Saint-Etienne-Roanne), et à l’inversion des dynamismes entre centre et périphérie des agglomérations régionales de la zone d’étude. De 1968 à 2010, les densités résidentielles ouvrières baissent de 69 à 50 au km2 dans les « grands pôles urbains », et augmentent de 5 à 8 ouvriers au km2 dans leurs périphéries. La désouvriérisation des villes n’est pas compensée par la prolétarisation du périurbain.

>Cartes :

Evolution des effectifs d’ouvriers de 25 à 54 ans au lieu de résidence

La coupure de 1975 apparaît immédiatement sur le jeu de cartes présentées. Elle distingue nettement la dernière période d’industrialisation et d’ouvriérisation massives du pays (+ 530 000 de 1968 à 1975 pour la France métropolitaine, + 70 000 dans la région lyonnaise), et les périodes intercensitaires suivantes, qui voient défiler leur déclin, quelles que soient les majorités politiques au pouvoir. Il serait donc vain de rechercher dans ce résultat de tendances lourdes une responsabilité directe et unique des dirigeants de la nation. Elle est au moins partagée : concurrence des pays du Sud, et bientôt de l’est de l’Europe, à moindres coûts salariaux, absence de réactivité du patronat français, syndicats arcboutés sur les droits acquis, personnel politique obnubilé par les équilibres budgétaires plus que par les rebonds de la croissance. Il reste que les chiffres régionaux sont implacables : - 19 000 ouvriers au lieu de résidence de 1975 à 1982, - 7 000 de 1982 à 1990, encore - 14 000 de 1990 à 1999, pour culminer à - 54 000 de 1999 à 2010.

Il peut être aisé de trouver des nuances géographiques dans ce tableau du déclin ouvrier régional : plus grande précocité dans les vieux bassins industriels (Roanne, Saint-Etienne et même Lyon), mais le sillon alpin, avec son essaim de petites entreprises dynamiques, est assez vite atteint ; effondrement massif des agglomérations centrales, et dans la dernière période (1999-2010), les couronnes périurbaines des « grands pôles » passent elles-mêmes « au rouge » (c’est-à-dire en bleu sur la carte !). Pour la première fois, en ce début de XXIe siècle, elles perdent 7 000 ouvriers au lieu de résidence (39 000 dans les pôles). La crise du monde ouvrier est désormais généralisée. On en connaît les effets dramatiques, économiques (chômage), sociaux (déstabilisation des familles), culturels (éducation des enfants), et même politiques (montée des extrémismes). Sont-ils plus prononcés dans le cloisonnement du marché de l’emploi périurbain, malgré les avantages matériels toujours mis en avant (propriété du logement, petite agriculture de subsistance, solidarités de voisinage) ? La question reste ouverte.

>Cartes :

Lieux de résidence des ouvriers de 25 à 54 ans 1968-2010 (Roanne-Lyon-Grenoble)

L’alignement des coupes communales successives sur six recensements, de 1968 à 2010, a surtout pour mérite de montrer les accélérations de la désouvriérisation résidentielle dans les centres des aires urbaines. De 1975 à 1982, les effectifs ouvriers mesurés au lieu d’habitat chutent de près de 12 000 unités dans la municipalité de Lyon, passant de 44 700 à 33 000, de plus de 8 000 encore, de 1982 à 1990, avant que la baisse ne se ralentisse jusqu’aux 17 000 comptabilisés en 2010. Focalisés sur les périodes les plus récentes, les observateurs ont toujours tendance à exagérer le présent, et à enjoliver, sinon à oublier, le passé. Inversement, dans les 19 communes périurbaines traversées de la banlieue lyonnaise à l’Ouest (Saint-Pierre-de-Chandieu) à la périphérie grenobloise à l’Est (Sassenage), dont la population en 2010 s’étale de quelque 500 habitants à Eydoche à plus de 3 000 à Renage, deux communes situées dans le département de l’Isère, la hausse légère des effectifs ouvriers résidant sur place a été en général régulière, avec un net fléchissement dans la dernière période intercensitaire étudiée (1999-2010). Les grandes tendances de l’économie (désindustrialisation) et de la société (conditions d’accès à l’habitat) l’emportent sur les différenciations géographiques.

>Cartes :

Distribution des employés de 25 à 54 ans au lieu de résidence

La cartographie des recensements successifs de la résidence des employés fait bien apparaître la rupture de 1982. Jusque là, la majorité habite dans les principales agglomérations de la région (les « grands pôles urbains ») : 79% en 1968, 72% encore en 1982. La proportion chute à 58% en 2010, avec une installation simultanée dans la périphérie des villes. Elévation des niveaux de vie, avec notamment la féminisation de l’emploi tertiaire générant un double revenu familial (couples ouvrier/employée assez banalement répandus), généralisation de l’aide personnalisée au logement (APL), accès à un crédit bancaire plus long et moins onéreux, attraits de genres de vie plus aérés, motorisation multiple des ménages, favorisent l’abandon des zones péricentrales des villes (banlieues) par des couches très moyennes de la société française : les barres et les tours d’HLM locatives notamment, qui avaient abrité à l’origine des populations mêlées (cf. Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemaire, Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement, Revue française de sociologie, XI, 1970), deviennent moins attractives que des lotissements périphériques en acquisition à la propriété. C’est en fait le début d’une double ségrégation résidentielle, et bientôt ethnique, entre le périurbain et les « quartiers » difficiles (les « cités »), dont nous ne finissons pas aujourd’hui de payer les conséquences politiques.

>Cartes :

Densité des employés de 25 à 54 ans au lieu de résidence

La série des 6 cartes des recensements successifs de 1968 à 2010 a surtout le mérite de confirmer le tournant de 1982 pour le début de la submersion, au moins statistique, de l’espace régional par la résidence des employés. Seuls quelques môles ruraux montagnards résistent, dans les Préalpes (Vercors), dans la Dombes, ou encore quelques retombées reculées de la bordure orientale du Massif central. Mais les villes, leur environnement immédiat, et les axes, essentiellement routiers, qui les relient, continuent à exercer une attractivité manifeste, à la fois sur l’agglomération et la dissémination des couches moyennes inférieures. Une manière de souligner combien la mobilité et l’accessibilité automobiles ont été des facteurs décisifs dans cette modification des modes de vie, pour le meilleur et pour le pire.

>Cartes :

Evolution des effectifs d’employés de 25 à 54 ans au lieu de résidence

Le mérite de cette série de cartes sur l’évolution de la résidence des employés est surtout de préciser historiquement le passage de l’euphorie tertiaire à la stabilisation des services banals. La véritable rupture est évidemment au tournant des années 2000, quand la mondialisation et l’informatisation croissantes de l’économie obligent à plus de performance et de compétitivité. Mais elle est précédée, entre 1975 et 1982, d’une crise de la centralité urbaine résidentielle, notamment à Lyon et à Grenoble, où de grandes opérations de rénovation et de réhabilitation de l’habitat dégradé chassent des cœurs de ville les catégories populaires les plus fragiles. Dans le même temps, on encourage par l’APL, les prêts bonifiés, et d’adroites campagnes publicitaires, l’accès au logement pavillonnaire périphérique. Pour la première fois, les couronnes périurbaines font jeu égal, pour la résidence des employés, avec les zones centrales des grandes agglomérations régionales (+ 11 000 individus et + 10 000 respectivement) ; elles les devancent même à Lyon (+ 7 000 et +1 000). La géographie sociale est toujours un savant dosage d’économie, d’aspirations et de politiques volontaristes.

Plus forte sera l’ascension, plus rude sera la chute. Entre 1990 et 1999, l’économie est repartie à la hausse, beaucoup de grandes opérations immobilières se terminent, et les employés comptabilisés au lieu de résidence connaissent un boom sans précédent : plus d’un million de personnes en France métropolitaine, plus de 100 000 dans la seule région lyonnaise. Tous les secteurs géographiques sont concernés : les centres des grandes agglomérations (17 000 personnes supplémentaires dans le pôle urbain de Lyon, 26 000 dans les autres « grands pôles » urbains), les couronnes périurbaines (15 000 dans celle de Lyon, 20 000 dans celles des autres « grands pôles ») ; même les « communes isolées » du rural profond ne sont pas ignorées : plus de 5 000 employés résidents supplémentaires y sont recensés.
On connaît déjà le retournement des années 2000. Il est plus sensible dans les agglomérations centrales que dans leurs périphéries, et paradoxalement en apparence, plus marqué dans les villes moyennes de la région que dans la métropole lyonnaise : de 1999 à 2010, les employés y progressent encore de quelque 4 000 personnes, certes grâce à la couronne périurbaine, quand ils régressent de 1 500 individus dans les autres « grands pôles » urbains. C’est le propre des très grandes villes de promouvoir à la fois les services spécialisés et les emplois subalternes (cf. Ludovic Halbert, L’avantage métropolitain, Paris, PUF, 2010).

>Cartes :

Lieux de résidence des employés de 25 à 54 ans (Roanne-Lyon-Grenoble)

La succession des six coupes spatiales dans la zone d’étude a surtout pour mérite d’établir, de 1968 à 2010, la progressivité des ruptures dans le mode de résidence des employés. Recensement après recense-ment, l’écart grandit entre le maintien de la polarisation des lieux de travail dans les communes centrales des agglomérations et la dispersion croissante des lieux d’habitat dans leurs périphéries, en dehors même du transect choisi. De façon plus précise, les trois municipalités traversées les plus importantes, Roanne, Lyon, Grenoble, ne cessent de baisser dans le total résidentiel de la catégorie : 85% en 1968, 80% en 1975, 74% en 1982, 72% en 1990 et 1999, pour arriver aux 69% de 2010.

La situation de la grande commune de Lyon apparaît à cet égard caractéristique. Elle participe évidemment au mouvement de desserrement de l’habitat des employés : sa part dans le total des communes traversées tombe de 60% en 1968 à un peu plus de la moitié en fin de période d’observation. Mais dans le même dynamisme, depuis 1990, sa part reste stable aux alentours de 51%. On ne soulignera jamais assez, combien la catégorie des employés témoigne de la double tension spatiale et sociale simultanée des sociétés contemporaines à la dispersion et à la concentration.
Dans sa diversité, la région lyonnaise en est un bon témoin.

>Cartes :

Evolution des effectifs des professions intermédiaires de 25 à 54 ans au lieu de résidence

L’intérêt de la série de cartes produites est de suivre le desserrement résidentiel des membres des professions intermédiaires au fil des périodes intercensitaires, et d’y mesurer l’influence éventuelle des tailles de villes, en distinguant notamment la métropole lyonnaise et les autres « grands pôles » de la région.
Le tableau ci-après synthétise les observations.

Trois tendances structurelles se dessinent. La première, attendue et confirmée par l’impression visuelle des cartes est la continuité du desserrement de l’habitat des cadres moyens tout au long de la période. Dans les grandes aires urbaines, qui concentrent l’essentiel des progressions de la catégorie, les proportions extrêmes dans les couronnes périurbaines passent en moins d’un demi-siècle du quart à près des trois quarts de la progression des effectifs totaux. La période intercensitaire la plus récente analysée (1999-2010) – et c’est la seconde remarque – témoigne d’ailleurs d’une accélération et d’une diffusion spatiale considérables du processus, aussi bien autour de Lyon que des villes moyennes de la région. Elles peuvent être dues autant au renchérissement immobilier des zones centrales qu’à la dégradation du statut social de la catégorie, qui les rapprocherait des couches populaires. La troisième observation relève du même système explicatif. Le desserrement résidentiel des professions intermédiaires est toujours plus marqué dans les villes moyennes que dans la métropole lyonnaise, et l’écart tend même à s’accroître. Il peut s’agir de données territoriales objectives (accessibilité plus rapide au centre dans les agglomérations de taille moyenne), ou (et) de contenu socio-économique plus diversifié de la catégorie à Lyon, qui entraînerait des comportements plus attirés par la centralité. Les professions intermédiaires confortent ainsi leur position ambivalente dans la société.

>Cartes :

Distribution des cadres supérieurs et des professions libérales de 25 à 54 ans au lieu de résidence

Le séquençage de la série permet de suivre la montée en puissance de la catégorie Cadres supérieurs et professions libérales, toujours centrée sur l’armature urbaine de la région, avec manifestement une accélération particulière dans la dernière période intercensitaire analysée (carte de la répartition en 2010). De 1999 à 2010, les cadres progressent dans la zone d’étude de quelque 100 000 unités, plus d’un tiers de la croissance totale enregistrée sur près d’un demi-siècle (1968-2010). C’est souligner l’ampleur, souvent sous-estimée, des transformations sociales dans notre pays au tournant du millénaire. Les grandes villes s’attribuent évidemment la part essentielle de ce dynamisme particulier, 35 000 individus supplémentaires recensés pour Lyon, 25 000 pour les autres « grands pôles » urbains de la région. Les couronnes périurbaines suivent loin derrière : 13 000 pour Lyon, 17 000 pour les autres « grands pôles ». Les dissymétries territoriales, bien visibles elles-mêmes sur la carte de 2010, apparaissent significatives. L’internationalisation croissante des échanges profite d’abord à la métropole, et conforte sa centralité économique et sociale. Ses effets sont plus banals sur les villes moyennes et peuvent favoriser une plus grande dispersion résidentielle de ses cadres. Morphologies spatiales et comportements culturels sont liés.

>Cartes :

Densité des cadres supérieurs et des professions libérales de 25 à 54 ans au lieu de résidence
La série des six cartes d’évolution des densités résidentielles des cadres supérieurs et des membres des professions libérales a le mérite de synthétiser les grandes tendances de longue durée déjà mises au jour : le maintien des villes dans l’attractivité des catégories économiquement et culturellement aisées, une diffusion périurbaine progressive, réelle, beaucoup plus faible que dans les autres couches de la société, qui bute encore sur les zones rurales les plus isolées, une distinction entre la métropole lyonnaise aux dilutions finalement plus ramassées et les étirements des villes moyennes du sillon alpin de Grenoble à Annemasse. On pourra toujours épiloguer sur les causes et les conséquences de ces distributions géographiques : insuffisances qualitatives de l’offre immobilière dans les espaces périurbains, proximité des emplois qualifiés (mais où est la cause, où est la conséquence ? aux Etats-Unis, la suburbia attire nombre d’activités de services relevées, des campus universitaires aux bureaux d’études), recherche de loisirs culturels ou d’éducation de qualité pour les enfants. Une chose est sûre : ceux de nos compatriotes qui ont la possibilité d’arbitrer dans leur localisation résidentielle choisissent encore massivement la ville et ses abords immédiats. Sans connotation idéologique, la constatation tempère des engouements intellectuels pour le périurbain ou une mauvaise conscience de défendre parfois de façon élitiste la ville compacte.

>Cartes :

Evolution des effectifs des cadres supérieurs et professions libérales de 25 à 54 ans au lieu de résidence

Une fois de plus, l’intérêt du phasage intercensitaire sur des pages en vis-à-vis est de souligner de façon visuelle les grandes tendances sur longue période du dynamisme des cadres et des membres des professions libérales. Il est d’abord précoce (1968-1975) et fondamentalement lié aux agglomérations urbaines de toutes tailles. Cette caractéristique, qui perdurera, précède les grands mouvements économiques du dernier demi-siècle (désindustrialisation massive, mondialisation). Elle est avant tout culturelle avant d’être fonctionnelle : nouveaux modes de consommation, nouveaux modes de pensée, nouveaux modes d’éducation, dont l’explosion des effectifs universitaires, après l’ouverture du collège et du lycée, signe l’avènement du diplôme comme entrée dans la vie professionnelle. Dans une certaine mesure, Mai 68 marque autant une révolution des mœurs qu’un changement de terminologie et de contenu social. Héritée du XIXe siècle, la bourgeoisie fait place aux couches supérieures de la société.

Dans le processus continu de montée des cadres supérieurs, la première décennie du XXIe siècle marque une accélération indéniable. Elle apparaît ubiquiste et fait éclater les cadres spatiaux traditionnels de la ville, aussi bien dans la métropole lyonnaise que dans les agglomérations moyennes du sillon alpin. Faut-il y voir les avancées de la globalisation de l’économie, qui gagne après la capitale parisienne les régions provinciales dynamiques ? Les effets de l’auto-entreprise (bureaux d’études et de conseil) se surajoutent-ils ? En tout cas, le marché immobilier résidentiel suit manifestement : réhabilitation en centre-ville, gentrification dans d’anciennes banlieues industrielles, lotissements périphériques de standing, la construction, qui s’est ralentie, vise ce nouveau segment de clientèle aisée.
Il reste que la métropole lyonnaise ne cesse de faire valoir ses atouts de masse et de centralité par rapport à l’ensemble du dispositif urbain régional. Dès la période intercensitaire 1975-1982, ses progressions de cadres supérieurs dépassent le total des autres « grands pôles » urbains. Entre 1999 et 2010, elles les écrasent : + 35 000 personnes de la catégorie recensées au lieu de résidence dans le pôle lyonnais, + 25 000 dans les autres « grands pôles ». Attractivité sociale et attractivité économique se conjuguent.

>Cartes :

Lieux de résidence des cadres supérieurs et des professions libérales de 25 à 54 ans (Roanne-Lyon-Grenoble)

Le séquençage des transects géographiques sur six recensements, de 1968 à 2010, assorti des séries statistiques de toutes les communes traversées, a surtout l’intérêt de montrer le renforcement continu de la centralité sociale dans la région d’étude, mesurée par l’évolution de la résidence des cadres supérieurs et des membres des professions libérales. Au-delà de la croissance importante et attendue de la catégorie, en un peu plus de quarante ans, sur le tracé jalonné par les villes de Roanne, Lyon et Grenoble, qui passe de quelque 23 000 personnes recensées à plus de 85 000, c’est bien la remarquable constante de l’attractivité résidentielle des centres des trois agglomérations qui frappe : après une pointe à près de 88% du total des communes du transect en 1968, les trois seules municipalités centrales se maintiennent à hauteur de 82-84% depuis 1975. Il est donc faux d’accorder une vertu univoque à la périurbanisation. Les couches les plus aisées de la société lui résistent.

Et centralité dans la centralité, la commune de Lyon ne cesse de renforcer de manière impressionnante sa participation dans le total des trois municipalités centrales : 67% de la résidence des cadres supérieurs en 1968, 67% encore en 1975, 68% en 1982, 74% en 1990, 75% en 1999, 76% en 2010. Cette régularité est un indice pour trancher entre les thèses en présence sur les rapports entre métropolisation et mondialisation. Pour Saskia Sassen (Global City, 1991), la logique initiale est plutôt fonctionnelle dans les avantages technologiques et informationnels de la très grande ville. Pour Richard Florida (The Rise of the creative Class, 2002), elle serait plutôt de nature culturelle : le choix d’un milieu de vie urbain par les plus qualifiés et les mieux formés serait déterminant pour la localisation des investisseurs qui en ont besoin. L’analyse ici présentée sur la région lyonnaise va dans le sens de ce processus.

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Périurbanisation et centralité

La fracture des territoires

Arrivés au terme de cette radioscopie d’un demi-siècle d’urbanisation dans la région lyonnaise, nous avons choisi de revenir sur un certain nombre de faits saillants de la démographie, des espaces construits, de l’économie, et de la société, en les présentant sous une perspective différente, moins analytique. En montrant au lecteur des cartes déjà vues, il ne s’agit pas de résumer ainsi la démarche, mais de montrer qu’elle a profondément évolué au cours de sa réalisation. Nous étions partis d’appréciations différentes sur la part de la périurbanisation et du renforcement des agglomérations centrales dans la croissance urbaine. Représentations, tableaux et commentaires, permettent d’en juger. Mais plus profondément, nous aboutissons chaque fois à des conclusions qui dépassent la simple mesure des processus. Elles renvoient à des fractures économiques, sociales, politiques sans doute, qui parcourent la région lyonnaise. Elles ne lui sont pas propres, et sont en gestation depuis des décennies. Une manière de donner de la profondeur historique aux exégèses du printemps électoral de 2017.

Construction et population - Densité de la population 1962-2010
Construction et population - Densité des résidences principales 1962-2010

La situation de 1962 montre encore ce que l’on appelait dans les études classiques de géographie les rapports villes/campagnes. L’opposition est encore plus sensible pour les densités bâties, illustrées ici par les résidences principales, que pour les densités démo-graphiques, où l’étalement paraît plus visible. Mais il faut compter avec les artefacts des représentations : toutes les valeurs sont des densités communales brutes, qui ignorent les discontinuités qui peuvent être importantes dans les grandes communes urbaines et surtout dans les municipalités rurales (villages isolés au milieu de vastes finages agricoles).

Il n’empêche. Dans une armature urbaine, encore plus ou moins hiérarchisée, les villes, grandes ou petites, à la physionomie compacte reconnaissable, « com-mande » le territoire alentour : exode rural et peuple-ment, aire de chalandise et retombées bancaires. C’est une organisation spatiale héritée du XIXe siècle, que l’expansion démographique amorcée avec le baby-boom et l’immigration, la démocratisation de l’automobile et l’élévation des niveaux de vie, vont soudain bouleverser. Les matérialités construites et les paysages ne sont que la traduction du changement de cultures, pour ne pas dire de civilisations.

Un demi-siècle plus tard, en 2010, on est à l’évidence passé à un autre mode d’organisation du territoire. Naturellement, les villes se reconnaissent toujours à leur compacité et à leur patrimoine architectural. Mais elles ne sont plus identifiables dans la représentation cartographique, noyées sous l’étalement urbain et la prolifération des infrastructures, des équipements et des constructions. Par opposition, les vides ruraux, interstitiels ou périphériques, le plus souvent montagnards ou collinéens (Préalpes, Massif central, retombées du Jura), n’en sont que plus visibles, et peuvent générer un sentiment d’abandon pour les populations souvent vieillissantes qui les habitent encore.

Cette disposition dichotomique de l’espace, non hiérarchisée, devrait susciter, à l’échelle nationale, un effort d’imagination du législateur sans commune mesure avec la réforme administrative des dernières années (loi MAPAM du 27 janvier 2014, pour « Modernisation de l’action publique territoriale et affirmation des métropoles »). Quand on regarde les cartes produites, est-ce seulement un hasard si c’est dans la région lyonnaise, que l’on a inventé la juxtaposition, et non l’emboîtement, de la « métropole », urbaine, et du « département », rural ? L’exemple mériterait d’être médité et suivi.

>Cartes :
>Cartes :

Construction et population - Evolution de la population 1962-2010
Construction et population - Evolution des résidences principales 1962-2010

Il y a seulement un demi-siècle, entre 1962 et 1968, en pleines Trente Glorieuses, la croissance urbaine française, très importante, vit encore sur le mode spatial et démographique de l’agglomération continue et compacte. Ce sont les villes de toutes tailles qui concentrent la quasi-totalité de l’augmentation de la population (solde naturel et solde migratoire), tandis que les campagnes environnantes apparaissent constellées de petits soldes négatifs, marquant la queue d’un exode rural, qui s’achève. Seule exception, le cœur de la ville de Lyon, qui se desserre déjà de son entassement hérité du XIXe siècle sous l’effet des premières opérations de rénovation.

C’est que la grande affaire de l’époque est la construction dans les banlieues proches (grands ensembles de logements sociaux, petites promotions immobilières en accession à la propriété), pour faire face à la crise généralisée du logement (retards de l’entre-deux-guerres et de la guerre, afflux de nouveaux urbains, décohabitation des familles), et à une demande solvable qui est en train de se constituer à la faveur de l’élévation des niveaux de vie. Avant les grandes retouches du tissu urbain historique (Part Dieu, Confluence à Lyon), c’est la dernière modification majeure qui va laisser des traces dans le paysage de la ville stricto sensu.

Cinquante ans plus tard, la révolution urbaine de la seconde moitié du XXe siècle a fait son œuvre. Révolution de l’automobile pour tous, de la consommation de masse standardisée dans de grands centres commerciaux périphériques, des loisirs de plein air et des lotissements pavillonnaires, la ville éclate et se dis-perse, sans commune mesure avec des dynamismes démographiques qui se sont ralentis. C’est tout juste si les crises économiques localisées freinent cette dilution généralisée (vallée industrielle de Saint-Etienne). Elles sont moins sensibles que des styles spatiaux qui finissent par s’imposer : désagglomération de Lyon en nappes, dans les plaines du Bas-Dauphiné et les monts du Lyonnais, étirements coalescents du sillon alpin.

Les transformations paysagères sont encore plus visibles que ces bouleversements du peuplement. Discontinuités de l’habitat, des équipements et des services, surfaces des logements et de leurs dépendances (jardins, garages), sans commune mesure avec la taille des ménages, font exagérer la part du périurbain, parler de mitage généralisé de l’espace rural, quand il s’agit le plus souvent de morsures limitées aux zones les plus accessibles, et partant les plus visibles. On oublie que plus de la moitié des nouvelles résidences principales sont encore construites entre 1999 et 2010 dans les pôles urbains.

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Désindustrialiation et tertiarisation - Evolution des actifs de 25 à 54 ans dans le tertiaire au lieu d’emploi 1999-2010
Désindustrialiation et tertiarisation - Evolution des actifs de 25 à 54 ans dans l’industrie au lieu d’emploi 1999-2010

1968-1975, la France est encore loin d’être riche. Mais elle a dépassé les conflits de la décolonisation, les soubresauts de mai 1968 et les mouvements sociaux qui les ont suivis. Elle ne « s’ennuie » plus, et le choc pétrolier de 1973 est encore trop récent pour qu’on en mesure toutes les conséquences à terme, puisque « on a des idées ». Le climat est à l’euphorie. Objectivement, ce n’est pas faux. La machine industrielle tourne encore à plein, sauf dans les vieilles localisations, qui ont du mal à assurer leur reconversion (Roanne, Saint-Etienne), et dans le cœur de la métropole lyonnaise, parce que la tertiarisation y va plus vite qu’ailleurs.

Et les villes réalisent, sans trop y penser, le rêve après quoi on court aujourd’hui pour résoudre le chômage : l’union de la fabrication et des services, un modèle allemand avant la lettre. Equilibre fragile, que vont bientôt rompre l’échange mondialisé, la financiarisation de l’économie, et le dogme sanctuarisé de la rigueur budgétaire, plutôt que la relance de la consommation et de la production. Les citadins et les notables municipaux aux commandes vont assister, impuissants, à l’effondrement d’un vieux monde urbain, dont ils ne contrôlent plus, ni les décisions, ni les conséquences sociales et politiques. La ville et la cité sont durablement séparées.

1999-2010, deux réalités s’affrontent, souvent dans les mêmes sites urbains, quand ce n’est pas dans les mêmes bâtiments réhabilités et transformés : la désindustrialisation, maintenant généralisée, dans tous les secteurs géographiques, dans toutes les branches d’activités, la tertiarisation, protéiforme, des services les plus banals aux recherches les plus sophistiquées, de la grande entreprise verticalisée à la start up émergente, voire éphémère. Et pour être le plus souvent urbaines, les créations d’emplois tertiaires ne compensent plus les suppressions d’emplois industriels, dans un marché où de nombreux jeunes arrivent sur le marché du travail, et où les qualifications requises sont différentes.

Pour ajouter au drame, cette unité de lieu est rarement une unité d’action. La crise économique est dans la ville : c’est là que les usines ferment ou réduisent leur personnel, c’est là que s’implantent en priorité les activités de services les plus dynamiques. La crise sociale est plutôt à la périphérie de la ville : quartiers de grands ensembles rongés par la concentration du chômage de longue durée, plus encore que par la dégradation immobilière, espaces pavillonnaires périurbains livrés à l’isolement et à l’individualisme. Les formes urbaines aggravent le difficile accouchement d’un nouveau monde.

>Cartes :
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Désouvriarisation et gentrification - Distribution des ouvriers au lieu de résidence 1968-2010
Cartes : Désouvriarisation et gentrification - Distribution des cadres supérieurs et professions libérales au lieu de résidence 1968-2010

Ouvriers et cadres supérieurs, deux catégories, que dès 1968, tout semble opposer : moins la lutte des classes, qui est en train de s’effacer devant le consumérisme généralisé et l’utopie d’une révolution socialiste qui a du mal à surmonter la crise identitaire de l’Union Soviétique, que l’inégalité du nombre. Cadres supérieurs et membres des professions libérales constituent encore une minorité, isolée par la culture et la formation, dans une France, où les bacheliers sont une minorité et les diplômés de l’Université une exception. Les ouvriers forment l’essentiel des « masses populaires ». Au moins, ces stratifications emblématiques sont dans la ville, sinon dans les mêmes quartiers.

Quatre décennies plus tard, ces rapports se sont inversés. La désouvriérisation, plus encore que la désindustrialisation, a amenuisé les effectifs de la classe ouvrière, et la mondialisation, mieux que la tertiarisation, a gonflé ceux des cadres supérieurs. Mais surtout leurs espaces de vie se sont dissociés, jusqu’à l’ignorance. Près de la moitié des ouvriers n’habite plus dans les agglomérations, et s’est dispersée dans les périphéries urbaines et les bourgs, quand la grande majorité des cadres supérieurs continue à résider en ville.

Ouvriers et cadres supérieurs, deux catégories, que dès 1968, tout semble opposer : moins la lutte des classes, qui est en train de s’effacer devant le consumérisme généralisé et l’utopie d’une révolution socialiste qui a du mal à surmonter la crise identitaire de l’Union Soviétique, que l’inégalité du nombre. Cadres supérieurs et membres des professions libérales constituent encore une minorité, isolée par la culture et la formation, dans une France, où les bacheliers sont une minorité et les diplômés de l’Université une exception. Les ouvriers forment l’essentiel des « masses populaires ». Au moins, ces stratifications emblématiques sont dans la ville, sinon dans les mêmes quartiers.

Quatre décennies plus tard, ces rapports se sont inversés. La désouvriérisation, plus encore que la désindustrialisation, a amenuisé les effectifs de la classe ouvrière, et la mondialisation, mieux que la tertiarisation, a gonflé ceux des cadres supérieurs. Mais surtout leurs espaces de vie se sont dissociés, jusqu’à l’ignorance. Près de la moitié des ouvriers n’habite plus dans les agglomérations, et s’est dispersée dans les périphéries urbaines et les bourgs, quand la grande majorité des cadres supérieurs continue à résider en ville.

>Cartes :
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>>>En savoir plus :

Un demi-siècle d’urbanisation dans la région lyonnaise 1962 - 2010

Sous la direction de Guy Burgel (professeur à l’université Paris-Nanterre, fondateur du Laboratoire de Géographie urbaine) et Nicolas Ferrand (docteur en urbanisme de l’université de Lyon 3)
Editions du PUCA, n°235 - ISBN 978-2-11-138157-5 - 172 p, 297 X 210 mm, 15 €, 2017

En vente au Cerema
2 rue Antoine-Charial — CS 33927 / 69426 Lyon Cedex 03

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